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L’ami Schubert
lundi 9 août 2010, par
On le dit hanté par le spectre de Beethoven, inhibé par la puissance et l’ampleur de sa vision. Mais peut-être est-ce justement l’ombre de ce monument qui fait de Schubert ce qu’il est : le compositeur de l’intime et de la mélancolie. Ce n’est en échouant à l’entreprise beethovenienne qu’il se libère de son emprise et devient l’ami Schubert.
Aux antipodes d’un Beethoven engagé dans une lutte prométhéenne avec le transcendant, Schubert est le contraire d’un démonstratif. Le sentiment n’apparaît jamais dans sa nudité, mais transparait plutôt, drapé de pudeur. Le déchirement se double de distance, voire de timidité. Désespéré mais sans tragique, tendre et souriant mais non joyeux, accablé mais se gardant bien d’étaler complaisamment sa douleur au grand jour, il est le compositeur des émotions mélangées, dont il voudrait saisir toutes les nuances et contradictions. Son piano, plus généreux que le piano beethovenien, est plus encore le lieu de la confidence. On y entend confusément la voix d’un double de lui-même, qui se confierait à son ami le plus cher. Et, de cette voix douce, troublant à peine le silence, Schubert fait de nous cet ami fantomatique.
Même dans la Sonate no. 13 en la majeur D. 664 (1819 [1]), que beaucoup considèrent fraiche et enfantine — on va même jusqu’à la surnommer « la petite la majeur » —, se cache en réalité une nostalgie primordiale. Schubert semble y rappeler un lointain souvenir de plénitude, dont la perte a depuis relâché son amère étreinte. Apaisée mais sans joie, si elle rayonne, c’est d’une lumière diffuse — celle d’un ciel chargé de nuages qui voileraient et dévoileraient tour à tour un pâle soleil, sans le laisser briller jamais. Son temps est celui de la mémoire, suspendu entre passé et présent. La retenue domine. Dans le mouvement lent, le temps va même jusqu’à s’arrêter en contemplation recueillie. Et si le final semble sourire avec plus d’aménité, c’est un sourire lointain, effacé à peine esquissé.
Et que dire alors de la Sonate no. 14 en la mineur D. 784 (1823) où l’on peut déjà entendre l’introspection romantique et ses obsessions ? Faite de contrastes parfois abrupts, tour à tour sombre, énigmatique, angoissée, elle convie à une ballade épique, une quasi fantasia qui déjà devient autre. La solitude y est telle que, même dans l’Allegro giusto initial dont sourd pourtant une intense douleur, Schubert qui la dit pourtant ne semble jamais s’en plaindre — à qui pourrait-on bien se plaindre, lorsqu’on est si seul ? Et si l’Andante apporte une forme de calme et de quiétude, la mélancolie y est encore omniprésente, Schubert nous évoque seulement l’un de ces soulagements passagers où la douleur se fait plus légère — instant de répit dont on se berce, mais dont on sait pertinemment l’éphémère. Et quand on s’en est bercé un peu, quand s’est bercé de l’illusion que, peut-être, elle ne reviendra pas, l’angoisse est de nouveau présente, dont on ne sait plus identifier la cause. C’est ce que dit l’Allegro vivace final qui, avec son contrepoint fuyant sotto voce, est sans doute plus anxieux encore.
Mais Schubert n’est pas à l’aise avec la Sonate. On met souvent cette maladresse sur le compte de Beethoven — lorsqu’il semble s’en affranchir en composant ses Impromptus D. 899 (1827), on aime à préciser que Beethoven est enfin mort (en mars de cette année-là) —, mais la Sonate n’est peut-être simplement pas le lieu idéal de la confidence — elle en suit difficilement les méandres, la prose libre, qui ne dit rien d’autre qu’elle même. La forme courte des Impromptus schubertiens — appelés ainsi, d’ailleurs assez improprement, par leur éditeur premier, le viennois Haslinger —, que l’on a tour à tour, ou simultanément, décrite comme une préfiguration des Romances sans parole et des Ballades romantiques, ou symptomatiques de ce mal de l’inachèvement dont certains pensent Schubert affecté (mais quelle œuvre, en ce cas, n’est pas inachevée ?), ou même une manière d’écrire un Lied en le contournant, serait ce medium approprié au ton du secret et du sentiment partagé. Formant un tout — le sentiment de cohérence du recueil, insaisissable, existerait-il hors de nos habitudes d’écoute ? —, ces quatre pièces sont néanmoins autonomes. Elles dessinent chacun un parcours propre et abouti, où Schubert nous confie tour à tour différentes nuances de mal-être, de son incapacité à vivre dans le présent.
Dans le premier, en ut mineur, qui s’ouvre avec tant de solennité dramatique par cet accord terrifiant — que suit un silence où l’on croirait se noyer —, Schubert dit à nouveau — et de quelle manière — son extrême solitude. Cheminement douloureux, son chant poignant, qui s’interrompt par des arpèges pensifs et presque sensuels, nous fait inéluctablement et invariablement revenir à la dure réalité. Schubert apparait en revanche plus apaisé — comme on l’avait entrevu dans la Sonate no. 13 — dans le second Impromptu, en mi bémol majeur, où il alterne une mélodie pleine de charme, comme une ouverture ou un sourire discret, et les fragments d’un discours plus fier et ombrageux.
Mais la quintessence de la mélancolie est bien sûr atteinte dans l’Impromptu en sol bémol majeur. Emblématique de la nostalgie schubertienne, il impose l’image du Wanderer qui marche dans la lande, sous un clair de lune devant lequel passent de noirs nuages laissant présager quelque tempête. Et le voyage harmonique nous porte hors du temps, allant d’une modulation l’autre au gré du paysage et des tourments lancinants.
Avec ses arpèges perlés, presque limpides, dans le haut du clavier, la confidence de la quatrième Impromptu en la bémol majeur concilie austérité et romantisme. Et, avant de conclure sur cette même formule — reprise, nuancée, empreinte de cet air plus sombre qui s’est imposé entretemps —, l’ami nous fait une nouvelle confidence, parenthèse réservée d’un cœur qui se livre.
Ceci est un texte composé pour illustrer un CD Schubert mais qui, bien que respectant toutes les contraintes de l’exercice, sans compter celles imposées par le commanditaire, m’a été refusé au dernier moment pour des raisons qui ne m’ont été ni spécifiées ni éclaircies et qui demeurent donc pour moi troubles, confuses et infondées.
Ce texte, me semblant assez abouti (sauf peut-être, réflexion faite, la toute fin), et n’ayant pour l’instant nulle autre utilité, pourquoi ne pas vous en faire profiter ?
Pour information (et pour mieux comprendre le déroulé du texte), le programme de l’album en question était le suivant :
- Sonate pour piano en la majeur no. 13 D. 664
- Sonate pour piano en la mineur no. 14 D. 784
- Quatre Impromptus D. 899
[1] La date de composition de cette Sonate, publiée de manière posthume en 1829, n’est pas déterminée avec certitude. On avance la date probable de 1819, avec une révision en 1825.