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Ocre et ombre

Improvisation IV

mercredi 8 avril 2009, par Jérémie Szpirglas

Visage d’ocre et d’ombre noire, bras effondrés, épaules affalées, les yeux fermés, même fermés, luisants caverneux. Plus loin une silhouette s’éloigne, démarche coupable, précipitée, coups d’œil nerveux. Et le soleil écrasant qui a remplacé le vent affolant. La poussière soulevée est encore suspendue, l’air est trouble au ras du sol, déforme les pavés et les plaques d’égout anachroniques. La place est déserte, les arbres ne disent plus rien, ils contemplent muets la scène, n’osent entraver la tragédie — ils ne sont pas dupes, eux, ils savent bien, eux (les arbres), que la tragédie surmonte tous les obstacles, c’est bien la seule, ne se laisse jamais démonter, ne se calme ni ne s’huile, alors à quoi bon, autant rester tranquille et contempler muet la scène. On pourrait imaginer, peut-être, si on a vu trop de films, lu trop de BD, qu’un rapace survole la scène, décrivant de parfaits cercles concentriques. Mais non, le seul rapace à des lieux à la ronde n’a pas cette culture-là (d’aucuns pourraient croire qu’il n’aime pas, mais l’explication est plus simple, il ne connait pas) et le rapace (ou est-ce un charognard ?) est encore à la sieste (c’est pour ça qu’on ne le reconnait pas, qu’on ne sait s’il est rapace ou charognard, il cache sa tête sous l’oreiller, est-ce une autruche ?) et à la diète (on se surveille).

Figé dans l’instant, n’en finit pas de tomber, n’en finit pas de sombrer, n’en finit pas de s’enfoncer ainsi dans le sol aride qui l’enveloppe. L’air est si bien chauffé qu’il soulèverait presque le tissu de sa robe. N’en finit pas de mourir. Comme si ce visage d’ocre et d’ombre noire avait toujours attendu ce couteau effilé, toujours déjà mourant, et jamais tout à fait dépassé. Un visage destiné — destiné à, destiné à quoi, destiné à qui, destiné à donner des leçons, surtout, des leçons vaines, que les arbres eux (ceux dont je parlais tout à l’heure), bien que nus, bien qu’harassés, ont comprises depuis bien longtemps, nous ça nous pose problème, on n’en finit pas de s’y confronter, de s’y heurter, de ne pas les comprendre tout en les comprenant.

La bouche est entrouverte, blessure pourpre suintante d’ombre, esquisse d’un cri réprimé, accepté, la bouche ne lutte pas et s’entrouvre dans le silence bourdonnant de la poussière.

Sous la robe, comme un corps de marionnette, de pantin, on ne distingue plus les formes. Elle pourtant si sensuelle, si charnelle, si plantureuse, son corps est fondu au tissu informe, n’existe plus, comme s’il n’avait jamais existé, ce corps dont elle a pourtant joui (on a des témoignages, on a des témoins, visuels, et même des témoins aveuglés, qui ont touché cette chair si généreusement, si amoureusement, si entièrement donnée, livrée, consacrée).

La silhouette là-bas tourne la tête dans sa hâte — profil noble, œil d’ange, bondieusanconfession. Dans trois jours, il n’y paraîtra plus.

Et l’autre continuera de sombrer.