Ligne 6
Coupable — Texte irréfléchi
mercredi 18 mars 2009, par
Votre vie à vous c’est la liberté non ?
Il parle difficilement, langue pataude, engourdie, je détourne la tête.
Je me sens tout con. Je ne sais quoi répondre.
Finalement, je lui dis, en économisant mon souffle : ça dépend ce qu’on appelle liberté.
Réponse idiote — et il demande, c’est quoi pour vous la liberté ?
Encore un grand blanc — défilent des dizaines de citations. Aucune ne convient. Aucun philosophe n’a écrit quoi que ce soit que je pourrais lui répondre — alors que j’ai de plus en plus envie de couper court, de me lever et de partir — plus que deux stations — fuir.
Je suis installé là, parce que la jeune fille que j’ai repérée sur le quai s’est installée là. Hélas, elle descend trois arrêts plus loin et, pour la remplacer, s’assied un gars dégarni au cheveu ras — et oui, les deux à la fois. Il empeste le tabac. Comme s’il ne s’était pas changé depuis trois jours et n’avait cessé entre-temps de fumer. Le tabac va jusqu’à masquer l’odeur de l’alcool qu’il semble avoir ingéré en quantité durant la soirée.
Je me replonge dans mon bouquin. Trois lignes plus loin, son oeil torve et écarquillé entre dans mon champ de vision. Il articule avec peine, qu’est-ce que tu lis ? Je réponds, dis le titre. Il le répète, s’approche encore un peu de la couverture, ânonne le nom de l’auteur — je m’écarte, ne sais que faire. L’odeur est trop forte, je respire chichement. Gêne.
Bon je vous laisse lire.
Je me détends, me replonge dans la phrase de trois pages qu’il a interrompue.
Il se lève, prend place à côté de moi. L’odeur est encore plus forte, si c’était possible. Je me raidis. Lève la tête. Fixe droit devant. Ne vois rien.
Vous êtes de ces gens qui écrivent ce que les autres racontent, non ?
Et les réponses stupides commencent : oui mais pas ce que les autres racontent.
Dommage — encore cette lenteur de l’élocution, cette fatigue — je vous veux pas de mal j’ai juste envie de parler juste besoin de parler on pourrait aller boire un verre et je vous raconterai.
Non.
Pourquoi vous voulez pas raconter ce que j’écris — il pouffe — vous avez remarqué j’ai fait un lapsus — trait d’esprit, il est persuadé de sa finesse, je dis oui — pourquoi vous voulez pas raconter ce que je raconte.
Quatre stations encore, de cette odeur, de cette voix, de cette intrusion, de ce sentiment aigu de culpabilité qui me gagne.
Je referme mon livre, racontez-moi, dites-moi ce qui vous est arrivé.
Et c’est là qu’il a commencé à parler de liberté, là que je me suis trouvé con lorsque j’ai compris qu’il sortait de tôle, là que je n’ai su que répondre.
Il n’a pas eu le temps d’en dire plus — une phrase, une station — je me lève, m’extirpe, me dégage, sors enfin du métro.
La culpabilité est encore là, elle perdurera jusque tard dans la nuit. L’odeur, elle, s’estompera, et laissera la place à la curiosité : que voulait-il véritablement que je dise à sa place ? Que j’écrive ? Qu’a-t-il vécu ?