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Les mots des maux

20 mai 2009

Chapitre II

version bêta 7.1

mot — sursaut — les poils se hérissent — les dents crissent — les orteils se crispent — tout le corps se tend — le temps se contracte — le temps se fige — maux
Remonter à la racine du mot pour voir émerger la racine des maux
Pour quelques mots seulement — et quel pouvoir ont ces mots — sont sur moi ceux de Zeus, coup de tonnerre, ciel qui tombe sur la tête — roule et gronde, roule et gronde encore.

Et puis son petit air de commisération quand elle les a laissé tomber, nonchalamment. Sous moi le divan s’étonne à peine — s’étonne surtout de mon étonnement, il a l’habitude, lui.

Remonter au mot de la racine pour extraire les émaux des mots

Ce qui remonte, ce que ce poncif des psys de tout poil fait remonter, ce sont tous les remugles de cette analyse avortée, tous ces moments que j’ai passé avec elle — on raconte qu’avant de mourir, on voit défiler devant ses yeux toute sa vie — j’imagine que ça doit ressembler un peu à ça.

Noyer la racine de terre, faire pousser l’arbre des mots

J’ai tergiversé, j’avoue, avant de pénétrer une nouvelle fois dans son cabinet, après tant d’année d’absence. Il m’a fallu bien plus que ce simple (simple ?) rêve pour m’y ramener, il en a fallu, des signes, des invites, des hésitations, des codes et des sémaphores, des actes manqués…

Même les amis ont joué le jeu.

Marion, d’abord

— meilleure amie par intermittence, va de problème en problème, ne s’en débrouille pas et me parle de voir un psy pour décider si, oui ou non, elle doit emménager avec son ridicule petit ami (note pour soi : se retenir de le lui dire ainsi) ou partir faire seule sa vie

Au boulot, ensuite

— ce job que, pour donner le change, faire illusion, rassurer les siens, faire preuve de bonne volonté, réintégrer quotidienneté légère paresseuse impitoyable en enchaînant vagues activités sporadiques, j’avais pris après tant d’autres, pour faire passer le temps, les semaines, les mois, qu’en sais-je ? le temps spirituel est si détaché du quotidien que cette trêve vide et sans nuage, wanderer indifférent, a sans doute éludé les siècles, ce job-là qui en valait bien un autre — après maints ébats sur d’innombrables dispositions et vocations fumeuses — trop de passions et trop de libertés pour savoir où me fourrer — vendeur bourru — informaticien dilettante — libraire décourageant — serveur maladroit — bureaucrate ennuyé et incapable — pédagogue digressant et déraisonnant — sinon qu’il avait rapport à l’art, cet art chéri

— au boulot, donc

dans cette petite compagnie de théâtre sur laquelle semble planer le spectre de Freud, accompagné de ceux de ses disciples, concurrents et détracteurs, plane — entre le metteur en scène qui, affublé du surnom absurde de Bilou, baigne dans un Œdipe mal consommé malgré quelques années d’analyse, et la jeune première, qui me fait de l’œil et met sa poitrine en avant chaque fois qu’elle m’aperçoit et déclare fièrement fréquenter un cabinet lacanien — chacun y va de sa petite ritournelle. Une comédienne exhibe les stigmates de ses psychiatres de parents, le décorateur travaille sur son rapport avec sa mère, un garçon poursuit péniblement sa thérapie, entamée après une mauvaise rupture cinq ans auparavant,

et cette jeune fille esseulée, dont la présence m’est toujours obscure (les hypothèses sont multiples — coucherait-elle avec Bilou ?) et qui, malgré sa réserve dans l’orgie analytique (la simplicité même — une petite robe de soie, sobre et noire, qui découvre ses genoux — visage fin, le teint tendre moucheté d’une discrète rousseur — casque de cheveux courts qui découvre une nuque gracile que souligne un ruban de soie, noir également — mouvements simples et sans complexe), passe des journées entières à boire en mangeant du fromage. Toujours un même rituel, répété à l’envi tous les soirs : trois verres devant elle, remplis de différents breuvages peu ragoûtants, et une petite armée de morceaux de pain, soigneusement alignés et minutieusement décorés d’un petit cube de Brie coulant et bien fait, dans lesquels elle pioche au hasard.

À croire que la troupe ne fonctionne que par la grâce de leurs névroses conjuguées.

Bref, j’ai tergiversé, repoussé l’appel comme on repousse un rendez-vous chez le dentiste, mais tout me poussait à revenir au divan. Jusqu’à ce que… jusqu’à ce que le destin viennent sonner à la porte.

C’était un dimanche que je faisais ma visite hebdomadaire à mes parents — amende honorable : j’avais raté les cinq précédentes,. Le déjeuner fut sans incident notable, mais j’étais taciturne et ma mère s’inquiétait de mon silence. Je ne commentais l’actualité ni ne me moquais de mon père et de ses habitudes casanières. J’avais le sentiment que cette maison, qui avait vu défiler mes années d’enfance, ne m’accueillait plus avec le même enthousiasme et la même complicité. Elle me tendait d’innombrables pièges, cachait les interrupteurs, déplaçait les poignées de porte, les assiettes et les couverts, mettait ses meubles en travers de mon chemin. Je me revoyais pourtant, tableau calme et lumineux à la manière de Vermeer, descendre ces escaliers au petit matin et m’installer à la table du petit-déjeuner. La radio, laissée allumée par mon père, chuchotait les nouvelles du monde. Ma mère descendre à son tour, les yeux encore bouffis de sommeil, embrassant ma chevelure d’enfant ébouriffé. La chaleur d’intimité qui nimbait ces prémices à la journée était bien loin. Et ces verres de lait que je buvais convulsivement au début de ma psychanalyse. Bien loin eux aussi.

La sonnette a retenti juste après dessert, que j’avais écarté avec un dégoût inhabituel. C’était une amie de la famille, qui venait partager notre café.

J’aurais dû me douter que le destin allait faire d’elle son instrument.

Et qui d’autre ? N’était-ce pas elle qui, dans les premiers temps de ma dépression, alerta la première mes parents de la gravité de mon cas — si surprise de ne pas avoir à l’exagérer pour les en convaincre ? Elle encore qui m’avait précipité vers l’abyme de l’analyse ? Elle, enfin, qui m’avait indiqué ma première thérapeute, me recommandant une de ses bonnes amies, Madame G. Comment diable n’avais-je pas senti venir ce coup du sort, si bruyamment annoncé ? Comment avais-je pu être assez aveugle pour ne pas la voir comme ce qu’elle était : la goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’éclaireur de l’armée en marche, le héraut de cet guerre à ma porte ?

Bref, en un mot, elle me rappela mon passé et, de là l’appel fut inévitable.

Jusqu’à sa phrase fatidique — ces mots de maux avec lesquels elle vient de m’assommer, ces retrouvailles avec l’analyse se sont passées sans anicroche.

Téléphone inoffensif — prise de rendez-vous naturelle, comme si cela allait de soi — arrivée la gorge serrée avec cinq bonne minutes d’avance — interphone — voix déformée — buzzer — couloir froid et impersonnel — un bon quart d’heure réglementaire dans la salle d’attente (une petite pièce sobrement meublée, long et large canapé d’une couleur claire indéfinissable, impossible d’allonger les jambes pour cause de table basse en verre sur laquelle s’empilent revues prétentieuses illisibles et non lues — charabia philosophico-snobinard, dissertation, le petit doigt levé, du rôle essentiel de la forme passive chez Proust ou de la lettre G chez Picasso) — puis son large sourire pour m’accueillir, large et plein de réconfort — puis l’antre enfin — assis divan — retirer chaussure — allongé divan — trois longues respirations dans le silence qui s’installe — tout est prêt — le rideau peut se lever.



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