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Sur son erre
mercredi 23 juillet 2025, par
Ce qui aurait sans doute immédiatement sauté aux yeux de notre hypothétique témoin, ce sont les feux tricolores qui semblaient, comme en pleine nuit, s’obstinaient à réguler une circulation pourtant réduite à néant. Car, de même que leurs propriétaires, toutes les voitures, tous les camions, tous les véhicules qui d’ordinaire peuplent rues et avenues avaient disparu à leur tour, comme évanouis, ou estompés par une gomme puissante, ne laissant trainer que quelques rares lambeaux de caoutchoucs arrachés par l’usure des pneus. Les feux tricolores continuaient néanmoins leurs appels réguliers.
Idem pour les phares et balises, les bouées météo, les capteurs divers et variés disséminés à la surface de la planète. Dans le ciel, les satellites poursuivaient leur ballet — leur nombre et l’absence de tout contrôle de trajectoire faisaient planer la menace de l’incident dramatique, qui sans coup férir réduirait en poudre toute cette fragile population dans une terrible réaction en chaîne.
Il en allait de même avec toutes les machines et autres systèmes automatisés que les civilisations successives avaient conçus, mis au point et soigneusement assemblés au fil des ans. Comme un bateau lancé à pleine vitesse dont on affalerait tout soudain les voiles, cette délicate ou monumentale mécanique poursuivait sa course, sur son erre. Peut-être, avec l’usure des pièces, l’absence de maintenance ou la fin hypothétique de la production électrique, le bateau s’arrêterait-il un moment ou un autre. Mais ce moment n’était pas encore venu. Alors, à la manière des fleuves qui ne cessaient de couler, mes machines continuaient à produire, une production bientôt à vide, puisque plus personne n’était là pour y injecter les matières premières. Mais l’illusion était encore parfaite, d’une société mécanique qui s’obstine — quelque part, une chaine Hi-Fi laissée sur "repeat" reprenait sans cesse la même plage, telle un perroquet : c’était en outre un court extrait d’une Passion de Bach, l’une de ces courtes interventions de l’Évangéliste, coincée entre un chorale déchirant et une Aria intemporelle. Mais non, on n’avait droit qu’au récitatif. Ce qui importait peu, évidemment, puisque personne n’était là pour écouter — sauf peut-être une éventuelle Intelligence Artificielle encore en veille : qui sait ce qu’elle pouvait bien apprendre de cette si courte rengaine sans queue ni tête ?
Inachevé.net