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Jeudi 11 juin

11 juin 2020

Connais que la crise

Aussi loin que je me souvienne, le pays, le monde, a été en crise. C’est peut-être le mot que j’ai le plus souvent lu et entendu prononcé dans les médias. Pourtant, le sens premier, médical, de « crise » [1], très proche de son étymologie, est, je cite : « Ensemble des phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense, mais pendant une période limitée, et laissant prévoir un changement généralement décisif, en bien ou en mal, dans l’évolution d’une maladie. » Je souligne délibérément la précision « de façon brusque et intense, mais pendant une période limitée » parce que cela me semble contredire absolument le sentiment de pérennité que le concept de crise semble dégager aujourd’hui.
Ce qui m’amuse beaucoup (enfin, c’est un peu exagéré, disons que je ris jaune), c’est qu’il nous arrive parfois d’entendre que « la crise est derrière nous » : les crises pétrolières, la bulle internet, les subprimes. D’une part, le fait qu’elle soit « derrière nous » est assez risible, puisque leurs effets continuent à se faire sentir de manière prégnante longtemps après leur apparente clôture — les stigmates des précédentes s’ajoutant aux symptômes des suivantes, comme si le tsunami de ces dernières rattrapait les dernières vaguelettes des premières, en se gonflant au passage de leur onde résiduelle.
D’autre part, je trouve assez amusant de constater qu’elles ne sont le plus souvent situées « derrière nous », par les discours médiatiques ou politiques, que lorsqu’une nouvelle survient. Rappelons les discours électoraux de 2007 : n’était-on pas en pleine crise ? Et quand arriva 2008, tiens… nous en étions donc sortis ? Personne ne nous en avait prévenus…
La métaphore de la vague est, là encore, assez éloquente : ceux qui ont été frappés par la première vague, laquelle les a déséquilibrés, submergés, voire carrément mis au bord de la noyade, n’ont pas encore eu le temps de reprendre pied lorsqu’arrive la vague suivante. Laquelle peut alors soit leur passer loin au-dessus — là où ils sont, sous la surface, ils n’en ressentent qu’un léger remous dû au ressac — soit les cueillir alors qu’ils étaient sur le point de se remettre debout.
Finalement, les seuls capables de distinguer les crises dans le temps sont ceux qui sont hors de l’eau, très au-dessus, ou dont seuls les pieds sont mouillés. Autrement dit : ceux qui n’en souffrent pas. Pour les autres — comme pour ceux qui, c’est une véritable marée qui n’a pas encore reflué, une crise ininterrompue, qui dure plusieurs décennies.
La crise sanitaire mérite bien davantage son : brusque, intense ? C’est certain. Période limitée ? Sans doute : le virus est certes là pour s’installer dans la durée, mais, vaccin ou baisse de la contagiosité ou de l’infectiosité, ses effets sur notre santé physique seront limités dans le temps. Seuls pourraient les faire durer une hausse de la contagiosité — mais l’expérience nous apprend que quand cela arrive, la létalité baisse généralement d’autant. Espérons que, pour une fois, les modèles épidémiologiques ne soient pas trop imparfaits (vivent les euphémismes !).
Mais la crise économique ? Non. Ce n’est pas une crise. C’est une maladie chronique. Et l’on peut se demander si les médecins à son chevet ne sont pas à l’image de ceux de Molière… L’austérité aurait-elle les mêmes effets que la saignée ?
« Le poumon, vous dis-je ! »

[1L’expression « crise sanitaire » ne trahit-elle pas alors une lecture un brin élastique du terme ?



Dernier ajout : 16 mars. | SPIP

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