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Mardi 28 avril

28 avril 2020

La ville assiégée

En ces semaines où le politique a volontiers recours à un vocabulaire guerrier, où les queues et les rayons de supermarché peuvent laisser fantasmer une pénurie, où les rues et écoles sont vides et les hôpitaux débordés, l’atmosphère peut aisément évoquer celle d’une ville assiégée.
Un imaginaire riche quoique diffus. Pour moi du moins. Quelques images me viennent. Notamment celle de l’avion traversant le ciel de Paris que décrit Proust dans la Recherche — une scène qui se déroule, je crois, pendant la guerre de 14 : Paris n’est pas précisément assiégé, mais en ce début de XXe siècle, les distances commencent à se réduire et la Marne ne semble pas si lointaine.
Je me souviens aussi de cet épisode qui m’avait glacé d’effroi — et qui me fera faire nombre de cauchemars par la suite — de la grande peste de Marseille, que raconte Pagnol. Dans mon souvenir, Pagnol se concentre sur l’histoire d’un village resté indemne de l’épidémie, qui se cloitre, empêchant quiconque de rentrer — un véritable siège. Une scène m’est particulièrement restée en mémoire : celle d’un homme guéri qui se présente aux portes du village et demande à rentrer (je ne sais plus pourquoi). On lui refuse bien sûr l’entrée, mais il assure à tous qu’il est guéri et que, semblerait-il, les rares personnes qui ont guéri de la maladie ne peuvent plus tomber malade, ni la transmettre. Les dignitaires du village sont méfiants mais acceptent qu’il entre. Non sans s’être lavé de la tête au pied, et avoir changé tous ses vêtements.
Il y a aussi le siège d’Arras, par Rostand dans Cyrano — avec les images de rats que mangent les soldats, dans le film de Rappeneau. Ou, dans le même ordre d’idée, le siège de La Rochelle, dans l’épopée de D’Artagnan vue par Dumas — avec notamment l’anecdote du petit bastion qu’ils défendent à eux cinq. Et puis n’oublions pas Astérix, bien sûr. Ou Alamo. Ces quelques exemples se rapportent surtout à la situation propice à l’héroïsme qu’est le siège.
L’héroïsme, aujourd’hui, est surtout celui des soignants, on ne le dira jamais assez. Et, à ce titre, même si ça n’a absolument rien à voir, cela me fait penser à l’héroïsme des médecins en zone de guerre (et récemment en Syrie ou au Yemen) : une telle abnégation est tellement plus admirable que celle des combattants à mon sens…
Mais bizarrement, plus que tout le reste, lorsque je songe « art de siège », je songe d’abord à la Symphonie no. 7 de Chostakovitch — qui, malgré ses premières notes apparemment enjouées, est l’une des plus noires d’un compositeur qui n’est pourtant pas connu pour son optimisme.

Sous-titrée Leningrad, la légende veut que cette Symphonie ait été composée sous les bombes, alors que les Nazis assiégeaient la ville où vivait alors le compositeur avec sa famille. En réalité, la Leningrad dépeinte ici n’est pas celle qui résiste aux bombes nazies, mais bien plutôt « celle que Staline a détruit, et qu’Hitler s’est contenté d’achever, dira Chostakovitch. » Seuls les deux mouvements centraux ont été composés dans Leningrad assiégée.
La maturation de cette Septième Symphonie est en fait bien antérieure à l’invasion nazie. Elle remonte à la découverte par le compositeur de la Symphonie des Psaumes de Stravinsky (1930). Fasciné par l’œuvre de son compatriote, Chostakovitch aurait peu à peu conçu le projet d’une symphonie en un seul mouvement, s’appuyant sur les textes des Psaumes de David. Ce projet se serait ensuite transformé, bien avant l’invasion nazie, en une Symphonie-Requiem, d’un seul tenant également — laquelle correspond au premier mouvement de la Septième Symphonie telle sous la forme qu’on lui connaît.
Replacé dans ce contexte, le fameux thème, qu’on appellera par la suite « thème de l’invasion », dont la scansion lancinante tend le mouvement d’un bout au l’autre — et qu’on réentend dans les mouvements suivants — devient une dénonciation bien plus vaste que celle du simple régime nazi : c’est également un cri de résistance contre Staline, une mise en garde face aux fascismes de tout poil qui ont envahi l’Europe, une « musique de terreur ». Chostakovitch l’aurait d’ailleurs joué à ses élèves bien avant 1941. L’allure de marche militaire qu’on lui prête parfois sont trompeuses : c’est un thème entêtant, à la lourdeur toute feinte. Un thème qui paraît dans ses premiers temps comme innocent, printanier — la douceur des idéaux, peut-être — : seules sa raideur et sa répétition incantatoire le rendent alors menaçant. Et puis cette absence de développement thématique — à l’instar de Ravel dans son Boléro, Chostakovitch se contente d’enrichir et de déformer l’orchestration pour faire monter l’irrépressible et insupportable angoisse. Comme cette terreur qui s’est abattue sur l’Union Soviétique pendant les grandes purges : une terreur qui ne pouvait ni s’exprimer, ni s’épancher, une terreur qui se devait de garder des dehors allègres, une terreur muette, rentrée, plus terrible encore que le déchaînement des armes.
Au reste, une analyse rapide de la mélodie elle-même nous révèle combien simpliste serait une lecture sous le seul angle du patriotisme. Ainsi, dans la première moitié du thème, Chostakovitch reprend un matériau extrait de son propre opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk, un ouvrage qui déplut violemment à Staline et fut donc l’objet d’une condamnation sans appel du régime. Un peu plus loin (à la septième des vingt-deux mesures du thème), une séquence de six notes descendantes est selon certains musicologues (à commencer par Ian Macdonald, qui a beaucoup écrit à ce sujet) une référence à une même gamme descendante qui se trouve à la troisième mesure de Deutschland Über Alles, hymne national allemand, sur une musique composée par Joseph Haydn, utilisé depuis 1922. Quant à la fin du thème, c’est un pastiche d’un air de La Veuve Joyeuse de Franz Lehár, l’une des opérettes préférées d’Hitler.
Naturellement, les commentateurs de l’époque n’ont retenu que ces deux derniers aspects. Lorsque Chostakovitch termine sa composition, le 27 décembre 1941, après avoir quitté Leningrad pour Kuibyshev (aujourd’hui Samara), l’invasion nazie a bel et bien commencé et les combats font rages. La Russie toute entière, et Leningrad en particulier, est sous une pluie de bombes, et la nouvelle Symphonie de Chostakovitch est d’un coup érigée en symbole de résistance, d’insolence et de fierté soviétique. Quelques heures après avoir mis la double barre finale à sa partition, il fait un discours à la radio destiné aux habitants de la ville à feux et à sangs, un message d’encouragement qui signifie en substance que, en dépit des événements, la vie continue : l’URSS sortira vainqueur pour peu que chacun fasse son devoir. Puis, après sa création à Kuibyshev, de concerts en concerts, à l’Est comme à l’Ouest, c’est une ferveur populaire qui enflamme les publics les uns après les autres, comme une célébration de l’union sacrée face à l’ennemi commun : l’Allemagne nazie.
Si toute la presse, et une grande majorité du public, se focalisera, et se focalise encore, sur ce thème de l’invasion, le compositeur lui-même affirmera plus tard que le cœur du mouvement n’est pas selon lui dans ce crescendo monstrueux, mais dans ce qui suit : une marche funèbre, d’un tragique déchirant.

En dépit de sa longueur fleuve — qui rappelle celle des grandes Symphonies de Mahler —, cette Septième Symphonie respecte la forme traditionnelle quadripartite. Au monumental premier mouvement, écorché vif, succède un Moderato beaucoup plus modeste. Intitulé Souvenirs dans les premières versions de la partition, il s’ouvre sur un calme paradoxal. Sur le ton de l’intermezzo, il entremêle des lignes de cordes puis de bois. Le répit sera de courte durée : après une violente exclamation de vents, un nouvel ostinato vient nous rappeler la menace, l’imminence, l’urgence du combat — mais on a cette fois le sentiment d’une fièvre plus ardente que désespérée. Le mouvement se referme comme il a commencé.

C’est finalement dans le troisième mouvement que la Symphonie mérite son titre : Chostakovitch y aurait dépeint la ville au crépuscule, les rues et quais sur la Neva entre chien et loup, plongés dans l’immobilité. Ce sont les bois qui entonnent les premiers un chant presque choral, harmonieux, non sans une pointe d’amertume. Cordes et vents prennent chacun à leur tour la parole dans cette complainte à la fois nostalgique et lumineuse. Un vaste mouvement de crescendo rythmique et tragique nous mène jusqu’à un nouvel ostinato, lequel fait délibérément référence à celui du premier mouvement. Porté d’un bout à l’autre par ces ostinatos, la Symphonie reste ainsi un acte de résistance obstiné, entêté même. L’ombre de la menace s’évanouit bien vite toutefois, et l’on peut réentendre le chant du début, fredonné par les vents, les cordes en écho.

Le final joue à son tour avec les poncifs de la frénésie militaire. Mais ce serait méconnaitre Chostakovitch que de penser qu’il s’y laisserait prendre tout à fait. Cet Allegro ma non troppo est un mouvement féroce, par la tension qu’il instaure, comme par la violence qu’il déchaîne ou l’ironie qu’il véhicule. Et lorsque le rideau tombe, le compositeur ne laisse aucun espoir d’un quelconque happy end.
L’avenir lui donnera raison : malgré ce sursaut de popularité auprès du régime, malgré la victoire sur les troupes allemandes, Chostakovitch sera très vite rattrapé par la censure et les persécutions, de Staline et de ses successeurs.
Lever le siège, n’est pas lever le piège.



Dernier ajout : 17 mars. | SPIP

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