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Dimanche 22 mars

22 mars 2020

Tout le monde connaît le blues du dimanche soir. Ce sentiment que le week-end n’a pas été assez long, qu’on aimerait en profiter davantage, qu’il va falloir retourner au turbin.
Ces dernières années, pour moi, j’avoue, c’était moins un blues qu’une certaine impatience. S’occuper à plein temps de trois jeunes enfants peut être singulièrement crevant, à la fois physiquement et nerveusement, et j’avoue que, le dimanche soir, il m’arrive souvent d’aspirer à retrouver le calme de mon travail. En tête à tête avec moi-même. Même quand écrire vient difficilement, même quand ce que je dois écrire ou faire ne m’inspire pas, m’indiffère, voire m’agace au plus haut point. Parce que mon métier se fait au calme, la plupart du temps. Et que je peux organiser mon temps comme je le souhaite, et me ménager de longues plages au cours desquelles je peux me concentrer sur une chose et une seule. Je ne m’éparpille pas entre les jeux de l’un, la couche de l’autre, la colère du dernier — les parents de trois enfants, et même de deux, se reconnaitront.
Cette « innovation » de notre gouvernement qu’est le confinement nous pousse, comme on nous le répète, à innover à notre tour dans notre quotidien, pour devenir tout à la fois instit, travailleur, pion, cuistot, et tout cela, non pas seulement le soir et le week-end, mais à plein temps, de 6h30 jusqu’à 21h au moins. Et, pour ce qui me concerne, je suis tout seul l’essentiel du temps en semaine. Il faut donc innover.
Et je crois que nous avons innové — et j’imagine que nous ne sommes pas les seuls — : nous avons inventé un nouveau « blues du dimanche soir ». Un blues qui confine (…) à la dépression, légère pour l’instant. C’est-à-dire un certain abattement, une acceptation de la situation, sans plus rien ou presque de cette révolte qui a pu nous animer voilà une semaine. On accepte l’état de fait. On n’y peut rien changer (malgré les remontrances de mon aîné qui m’en voulait ce matin, sous prétexte que je lui interdisais d’aller à l’école…). Ni larmes amères, ni rien. On se laisse faire. À noter corps défendant. On se laisse doucement aller.
Idem pour les aspects financiers de la chose (vous ai-je dit que je n’ai toujours pas réussi à faire les démarches pour bénéficier d’indemnités journalières ? Kafka, quand tu nous tiens) : je sais d’ores et déjà que mes revenus cette année baisseront d’au moins 40%. Pas sûr qu’ils remontent de si tôt ensuite. Mais bon. Je me suis fait à l’idée. Non pas que cela m’embête moins, non, bien sûr. Mais qu’y faire. On ne peut rien y changer alors quoi.
Et ne parlons pas de vacances : j’imagine que nous n’aurons aucune cette année. Financièrement déjà, cela me paraît difficile. Mais si on y ajoute un autre confinement après celui-ci, c’est foutu.
Ce qui me serre le cœur, en revanche, c’est de penser par exemple que ma fille va fêter son premier anniversaire confinée. Sans ses grands-parents. Certes, ce n’est que son premier anniversaire, il est fort probable qu’elle ne s’en souvienne pas. Mais n’est-ce pas aussi précieux de pouvoir revoir cette photo avec un gâteau surmonté d’une bougie — la sienne, j’imagine, aurait moins jauni que la mienne, mais quand même…
Vous me direz : mieux vaut passer son premier anniversaire confiné et que ses grands-parents soient toujours de ce monde. Oui. Certes. Mais cela n’arrange pas grand chose de présenter la situation sous cet angle-là, car je n’ai aucune envie d’envisager l’alternative.
Alors voilà : le blues du dimanche soir. Avec un aîné qui me rend coupable du confinement. Ce qui je suis sans doute, dans une certaine mesure, ayant contribué au monde tel qu’il est et dans lequel il doit vivre. Alors, comme il me l’a réclamé, je lui lis l’Odyssée. Non pas une version édulcorée, pour enfant, mais la version d’Homère (traduite bien sûr). Et j’aime sentir comme sa tête s’appesantit sur mon épaule à mesure que ma voix l’endort.
J’aime lire à mes enfants. J’aime qu’ils aiment que je leur lise. Ce n’est pas avec le confinement que j’ai découvert cela. Je savais que j’aimerais le faire avant même d’avoir des enfants : j’avais un si grand souvenir de mon père nous lisant, à mon frère et à moi, de cette voix — qu’importait ce qu’il lisait, ce que j’aimais c’était le grain de sa voix, et les mélodies intimistes qu’elle suivait et que je retrouve parfois, comme des éclats d’enfance, au cours de nos conversations, et, bien sûr, lorsqu’il lit à ses petits-enfants.
Le confinement exacerbe bien des émotions du quotidien : le plaisir de lire à ses enfants, l’agacement face aux colères et caprices de ces mêmes enfants, et, surtout, les petites déprimes passagères, le blues du dimanche soir.

Ça me fait penser que j’ai promis à mon éditeur de me filmer en train de lire quelques pages de mon livre, pour les réseaux sociaux... j’avais pensé le faire avec mes deux garçons autour de moi. Car c’est bien d’eux qu’il s’agit après tout.



Dernier ajout : 17 mars. | SPIP

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