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Mercredi 18 mars

18 mars 2020

La théorie du ruissellement

Vous connaissez la théorie du ruissellement ? En économie, paraît-il, ça ne fonctionne pas. Et je suis tout prêt à le croire eu égard aux quatre dernières décennies — et ne nous lançons pas ici sur les dérives libérales qui font que le système hospitalier est aujourd’hui ce qu’il est, peut-être pas suffisamment en forme pour résister au tsunami qui s’annonce, mais bon, passons. En psychologie, en revanche, c’est une autre histoire. Et j’ai le sentiment qu’en termes de peur ou d’angoisse, ça ruisselle sans cesse, du haut vers le bas. Des parents vers les enfants. De la sensibilité de Sacha, de son « est-ce que je vais mourir », aux réveils nocturnes d’Orphée qui vient se rassurer auprès de nous, je ne peux qu’imaginer ce que l’éponge à émotion qu’est Anouk peut absorber depuis quelques jours. Et il y a fort à parier que ses râleries que nous voudrions mettre sur le compte des dents ne sont pas que ça.
Nombreux sont les bons moments quand même, avec eux. Et cette spontanéité qu’ils ont lorsqu’on leur propose une activité, et surtout une activité tournée vers les autres, vers l’extérieur : écrire une lettre aux grands-parents, sortir (bien sûr !), ou faire un petit concert par la fenêtre ouverte sur la rue. Ce qu’on a fait hier, dans l’après-midi. Avec le beau soleil qui brillait et la douceur de l’air, bien des fenêtres étaient ouvertes, et les têtes souriantes n’ont pas tardé à fleurir dans les immeubles en vis-à-vis. Certains filmaient la scène, d’autres chantonnaient.
Lorsque nous sommes sortis hier matin, pour nous aérer d’abord, mais aussi pour faire deux petites choses à la Poste, j’ai pu constater combien les gens sont partagés entre volontarisme optimiste et colère sourde qui peut éclater à tout moment. Nous avons dû patienter pendant près de ¾ d’heure pour déposer un chèque et envoyer un recommandé. Pendant ce temps, Sacha et Orphée faisait la course en trottinette sur le trottoir, de la poste jusqu’à la rue suivante, tandis qu’Anouk comatait dans sa poussette (jusqu’à ce qu’elle demande à être prise dans les bras, ce qui n’a pas été sans compliquer la tâche). Et la file derrière nous s’allongeait, tant et tant (au moins cent mètres à la fin) que, lorsque les garçons partaient à tire-jambe sur leurs engins, je les perdais de vue rapidement. Heureusement, j’ai toute confiance en Sacha pour ne pas aller trop loin et pour empêcher son frère d’en faire de même. En tout et pour tout, malgré la tension palpable, ce fut un bon moment. Surtout quand les garçons ont entonné « Il était un petit homme », avec leur joie de vivre insouciante, et que quelques autres compagnons d’infortune se sont joints à eux.
Cependant, la routine que j’aimerais imprimer à notre quotidien, afin de ne pas devenir fou, mais aussi pour qu’ils continuent sur la lancée de leurs apprentissages, ne s’est pas encore installée, malgré l’établissement, tous ensemble, d’un emploi du temps qui va du lever au coucher et passe par des jeux seuls, des sorties pour se dépenser, des devoirs, du ménage, du rangement, des temps calmes, des jeux avec les parents… Le premier jour, Sacha en a fait un jeu et l’a suivi, presque scrupuleusement. Mais aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait ça.
Comme toujours s’agissant de parentalité, on est dans l’impréparation et l’incertitude. Comment leur faire passer le message sans que la lourdeur de la situation pèse de trop sur leurs légères psychés — c’est au reste un défi auquel Laure et moi avons hélas déjà été confronté par le passé, et sur lequel j’ai longuement écrit (cf. mon livre, Pater Dolorosa, Le Passeur Éditeur : une bonne lecture pour des gens confinés, qui n’ont pas trois loustics dans les pattes à (s’)occuper). Et je crois que nous n’avons pas trouvé le bon équilibre. Surtout que les discussions avec Laure — qui rentre crevée de l’hôpital, exaspérée par l’incurie de son établissement (hôpital de jour encore ouvert, impossibilité de confiner les patients même s’ils sont infectés), par les incohérences de certains de nos concitoyens, sans parler des injustices qui existent entre ceux qui sont payés à ne presque rien faire chez eux et elle qui est payée des clopinettes pour faire un travail qui semble parfois peu pourvu de sens dans la situation — sont animés et débordent souvent dans nos interactions avec les enfants.
Bref, on est « dedans », à tous les sens, jusqu’aux plus péjoratifs, du terme.



Dernier ajout : 17 mars. | SPIP

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