{process=oui}
Inachevé.net

Site de création littéraire plus ou moins expérimentale

Bien agiter avant de servir — Servir très frais !

12 janvier 2011

Episode XIII

C’est alors qu’il se trouve au pied d’une montagne, d’un monument. D’un roc isolé, engageant son éperon contre la grisaille de plomb d’un ciel trop bas pour être de là-bas. Le ciel est rouge de colère, et la montagne rougeoit sous sa coupe — nulle verdure, la roche luit sombre et écarlate comme du sang, sous son œil et le regard de la nuit. Péniblement, il pousse son inutile fardeau le long du sinueux sentier qui mène — espère-t-il — au sommet de l’éminence ardente. Il peine, ses yeux fixés sur le bout de ses orteils à nu, qui dépassent de sa godillot trouée. Ses cernes ont mille ans, ses prunelles ont blanchi. Sa main calleuse épouse la pierre, il ne la caresse plus. Il a pu un jour espérer que son geste l’érode — mais la fin est trop loin, existe-t-elle seulement ? Il ne se pose plus la question depuis bien longtemps, et ne cesse de grimper, un pas après l’autre, un pied douloureux suivant l’autre pied douloureux, et ainsi de suite, dans la douleur lancinante et sans répit.

Avant, il y a longtemps, il y a trop longtemps pour qu’il s’en souvienne réellement, il était ailleurs. Mais déjà ne s’y sentait pas chez lui — on ne faisait rien pour qu’il s’y sente et, d’ailleurs, d’aucun aurait pu arguer que, en effet, il ne l’était pas, chez lui, qu’on ne l’avait même pas invité là où il était (et qui n’était, ni en fait, ni en sentiment, chez lui), mais ce n’était pas de sa faute, pas de sa faute si les frontières existaient, et si les hommes imaginaient ainsi posséder ce qui ne faisait qu’un instant les accueillir. Toujours est-il qu’il n’était pas chez lui, mais vivait comme si le monde n’avait existé que pour ça : pour vivre. Simplicité de la présence au monde, de la mer étincelante et du soleil sur la peau, naturel irréfléchi de la tendresse et de l’amour. C’était peut-être pour ça qu’on lui faisait sentir qu’il n’était pas chez lui. Par jalousie, ou parce que les beautés du monde n’étaient pas visibles à tous ces autres qui le regardaient d’un si mauvais œil. Pourquoi, déjà ? Parce que presque rien. Parce que quelqu’un, un autre, était venu vers lui alors qu’il vivait insouciant, et parce que ce quelqu’un, qui sait pourquoi pas (pas lui en tout cas), avait vu son geste meurtrier se retourner contre lui. Alors on accuse.

On accuse, justement, ou injustement. On accuse comme on assume ces gestes de liberté incompréhensibles qui font s’arrêter les gestes, justement ou injustement. On est face à soi-même et sa conscience, face au visage d’injustice et de haine que peut parfois prendre la justice et ses idéaux aveuglés. On se débat en dedans — et lui aussi, se débattait en dedans, quand son esprit n’était pas pris, accaparé, envahi (gigantesque dégât des eaux saumâtre et tiédasse au fond du crâne) —, on ne sait si on saura vivre avec cette main qui a débridé la folie.

Il a été fou, un jour, il a été fou, de pouvoir et d’amour, incrustés comme un virus, marqué au fer rouge d’un cheval hissé sur les plus hautes hauteurs de la puissance. Sa poitrine qui se soulève péniblement garde souvenir de cette fierté de bronze qui luisait de tous ses feux lors des défilés sur le forum, enorgueilleusement dressé sur sa divine monture, le profil haut, l’œil lointain forcément visionnaire — il ne voyait alors pas cette pierre qu’il ne cessait pourtant de pousser devant lui, de rouler devant lui, sans issue —, drapé de pourpre, les cheveux ceints de lauriers glorioleux. Tyran parmi les tyrans, libre parmi les acharnés, il l’a peut-être cherchée. Sa fin.

Après avoir fait le tour de son tout petit royaume (en temps en espace), le voilà qui s’agite en tout sens (en temps en espace), il vient de voir, filer entre ses jambes, un rat fileur et agile, et un deuxième qui le suit de près (tiercé gagnant). Il sursaute à nouveau, lache sa pierre inutile qui grimpe, dévale la pente jusques aux ports (là où il se souvient que furent les ports), ça tombe comme des mouches, ça crie en tout sens — il a peur de se réveiller —, une cloche sonne qui tait la ville entière, comme un glas sonore et lugubre qui concernerait tous et chacun. La rue d’un coup se vide — un homme seul, habillé de blanc noirci, masqué de blanc sale, avance péniblement, poussant devant lui sa cloche inutile, jusqu’au haut de l’éminence.

Il rouvre les yeux, ses rêves ne sont plus — rêves de liberté et de fêtes pour ses semblables qui à présent l’abandonnent — tyrannie, philosophie, pédagogie ont échoué — inutile de s’entêter — autant procrastiner — autant vivre sa vie en dilettante, laisser sans les reconnaitre ses talents en friche. Paresse d’esprit, verbiage d’hiver, l’Eden est un fardeau.

Surtout quand on en a le souvenir — souvenir de cette jeunesse ensoleillée, de cette jeunesse première, de cette parenthèse de paix, dans l’ignorance délibérée de tout déchaînement.

À quoi bon revivre une dernière fois ?



Dernier ajout : 17 mars. | SPIP

Si l'un de ces textes éveille votre intérêt, si vous voulez citer tout ou partie de l'un d'eux, vous êtes invités à contacter l'auteur.