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La psychanalyse contre-attaque

5 janvier 2009

(Chapitre I)

Les yeux s’ouvrent comme par réflexe. Pas bien sûr d’être tout à fait réveillé. Pénombre blanche : les détails des objets s’accrochent sans se fixer — esquissent la silhouette familière de la pièce. Air frais, draps tièdes, indolence du sommeil — impression de se réveiller d’un rêve dans un autre. Images indistinctes qui défilent par flash, brèves, lumineuses, colorées — le rêve dont je sors, probablement, impalpable. Impossible de se rappeler chaque pièce du puzzle.

Une chose est certaine : elle est de retour dans ma vie. Ne me demandez pas pourquoi ou comment je le sais. Ces choses-là se sentent. Peut-être d’ailleurs ne m’a-t-elle d’ailleurs jamais quitté ?

Ça m’étonne. Je sais pas pourquoi, d’ailleurs. Ça devrait pas.

Ma vie n’est qu’un tissu d’analyse. La preuve : j’aime toujours à prétendre avoir vu tous les films de Woody Allen. Qu’il s’agisse d’un mensonge éhonté pour satisfaire mon orgueil démesuré ou de la stricte vérité, qu’importe : la douce folie est là. Toute ma vie préanalytique m’a préparé, cuisiné, mijoté pour faire le délice des voleurs de rêves. Puis j’ai été analysé, interprété, dessiné, soigné, pris en charge, écouté, inspiré jusque dans mes pensées, espionné jusque dans mes sentiments et mes souvenirs. Bien sûr, ça a commencé doucement. Une fois par semaine. Mais très vite, mon orgueil et leur hypocondrie contagieuse aidant, il a fallu passer à trois puis cinq, et finalement neuf séances par semaine. Sans doute cela fait-il partie de l’évolution canonique, mais j’ai le sentiment que mes analystes successifs ont commencé à avoir la nausée. Et moi aussi. Mais c’était une nausée si familière et si douce — si agréable en somme — que j’ai longtemps hésité à y mettre un terme, par complaisance ou par lâcheté. La perdre, c’était me perdre. Comme bien des patients, mon âme tourmentée, et son cortège de maux insondables, me semblait l’unique bien qu’il me restait. Je la plaçais au-dessus de tout autre. Elle était ma propriété intellectuelle, marque déposée, copyright du désespoir.

Combien d’heures, combien d’années, ai-je ainsi consacré à l’introspection et au vagabondage analytique ? Ces pleurs et ces rires nerveux, ces discours solitaires sans fin, ces soliloques empreints de folie, que je poursuivais, séance après séance, et même entre les séances — journées insupportables et nuits d’insomnie. Je me suis épris de la psychanalyse comme un adolescent timide s’éprend de la nymphette lumineuse qu’il croise tous les jours au lycée. Il y a une telle beauté dans ses grands principes — et plus encore pour un cartésien romantique et extrémiste comme moi. Comment ne pas se délecter à l’idée que cette bouillie infâme de névroses et d’émotions pouvait se théoriser ?

*

L’hiver est proche — les premières neiges ont profité d’une nuit sans air pour envelopper Paris. La lumière pâle de la lune se glisse jusqu’au fond de ma chambre, réverbérée par le manteau immaculé qui couvre les toits — comme un foulard sur des épaules nues, brouille les pistes.

On se redresse, interloqué, les yeux dans le vague, un goût d’incertitude angoissée en bouche.
Profonde inspiration. Long soupir de soulagement, dos s’étire interminablement, mains cherchent pieds sans les atteindre. J’y peux rien : je manque de souplesse, surtout le matin.

On s’apaise peu à peu dans le calme de la chambre, mêlé au doux bruissement du corps — de la peau encore endormie. Le rêve revient encore, par petites vaguelettes incertaines — défile fugitivement. Ce n’est ni particulièrement agréable ni particulièrement désagréable. Je ne sais pas. Suis mou, suis flou. Comme quelque message inintelligible du destin qui pèse encore légèrement sur moi, dans l’oubli de la conscience.

Un rapide coup d’œil au réveil : sept heures treize — précision tout à fait inopportune venant de lui. Plus envie de dormir — les yeux sont ouverts, ne veulent plus se refermer. Sensation curieuse qu’être frais et dispos de si bon matin. Surtout pour moi. Aucune idée de ce qu’il faut faire dans ces cas-là. Aucun de mes rituels de lever ne peut s’appliquer à une heure aussi indue. Manque d’habitude.

Allons, tant pis. Tant qu’à être réveillé, autant se lever.

On s’ébroue, on écarte les draps, on tire ses bras haut dessus sa tête. Debout, direction cuisine. Le miroir qu’on croise dans le couloir renvoie un visage inexpressif, traits tirés sous chevelure rebelle, yeux agrandis et clairs, air ahuri — moi, dans toute ma splendeur.

Évier — robinet — bruit blanc de l’eau qui coule. Un verre à la main, apathique, comme désarmé. On ne sait que penser, que faire, que dire. On se dit que ce n’est pas bien passionnant, le bruit de l’eau qui coule dans l’aube qui peine à naître.

On se calme, on s’agite. Fermer robinet, porter verre à la bouche, boire une gorgée. Je n’ai pas soif, mais ça me donne l’illusion d’une contenance.

Tout en buvant, on va à la fenêtre : on a vu ça dans des films, le héros plongé dans ses abîmes de réflexion qui va à la fenêtre son verre à la main — à la fin de la scène, une partie de l’énigme se dévoile à lui, pas à nous, le film peut repartir.

Le jour est loin, mais la rumeur de la ville monte déjà, encore douce et confuse, assourdie par l’éphémère manteau de neige — décor laiteux dans l’ombre, phosphorescent d’être encore vierge. L’aube ouvre ses premières blessures dans les lambeaux de nuages tristes et délavés.

Et, bien entendu, comme dans les films, c’est à cet instant que je comprends. Le rêve s’éclaircit : il est là. Suffit de trouver le bon bout et de dévider. Fil d’Ariane.

Un rêve étrange et pénétrant.

Bien sûr.

Un rêve curieusement familier.

Un de ces rêves qu’on fait des dizaines de fois mais qui ne laissent d’habitude au réveil que l’amertume du souvenir.

Un de ces rêves qu’on oublie pour mieux se les rappeler au moment où ils seront le plus obscurs.

Début confus : une montagne gigantesque. Solitaire d’abord. Mais pas longtemps. La solitude est bientôt rompue par une foule affairée et envahissante. Des dizaines de gens, brassant, courant comme des fourmis en tous sens dans les alpages.

Une jeune fille se détache, belle et aérienne, vêtue d’une légère robe bleue, vole vers moi. Elle s’arrête alors que je peux presque la toucher. Je peux sentir la chaleur sensuelle de son corps, son haleine fraîche, ses lèvres toutes proches. Nos lèvres s’effleurent. Quand je rouvre les yeux, une plage a remplacé la montagne.

Bascule chute. Sol moelleux comme du coton. La jeune fille n’est plus dans mes bras, elle a disparu. Tout bascule à nouveau.

Allongé sur un divan. Un rire retentit, loin au-dessus de moi, jusque loin au fond de moi. Je me redresse. À ma droite, un autre divan, en miroir du mien. Il est si large que je n’en vois pas les bouts. Un type sans visage debout à côté. Il hoche la tête et me dit « You know each other ? » en pointant le divan du doigt. Je regarde. Sur un drap soyeux d’un bleu intense, six personnes semblent dormir, étendues sereinement.

Oui, je les connais. L’évidence du rêve. Les détails des visages et des tenues ne laissent aucun doute : ce sont mes psys. Ils sont tous là. Tous ces professionnels de l’esprit qui se sont occupés du mien, chacun à leur tour. Ils sont alignés, toutes tendances, toutes spécialités, tous suffixes confondus, en rang d’oignons comme les frères Poucet du conte. Je me lève et fais un pas vers eux.

Sans même les toucher, je sais. Je sais que, gisants monotones, main dans la main, ils ne respirent plus. Leurs visages sont pâles, leurs corps sont raides. Bref, ils sont morts. Alors que, doucement, je m’approche encore, le mur qui borde le divan explose, rayonne soudain de vie et de gaieté — feu d’artifice bigarré et coruscant qui m’emplit immédiatement de la joie la plus complète. Le magma de lumière engloutit un à un les corps, pour n’en plus laisser un seul. Tout est illuminé. Je reste là, réchauffé, magnifique, heureux. Tout est consommé.

Avec un rêve aussi insaisissable que celui-là, plus possible de lui échapper : elle est là, et bien là — elle est de nouveau sur mon dos, comme ma mère quand elle voulait que je range ma chambre d’enfant — elle flotte dans la pièce comme une présence élusive aux effluves entêtantes qui exacerbe tout contraste — la psychanalyse.

C’est terrible, ces messages inintelligibles du destin, ça donne des envies de fuite, en avant, en arrière, fuite de tous les côtés.

Comment fuir ?

Voilà qu’on replonge vers les abîmes de perplexités : trop d’associations tuent l’interprétation.

Virus exotique, virus tenace, virus chronique que ce virus de la psychanalyse. Ça vous colle à la peau, ça vous donne des frissons et des symptômes incurables. La fièvre interprétative, par exemple, je la sens qui remonte, là, maintenant, tout de suite : 38°, 39°. Les 41° ne sont pas loin.

Où elle est, la solution, où elle est, la vérité, dans tout ça ? Ma vérité dans tout ça ? Montagne, jeune fille, plage (ben voyons, direz-vous, avec la mer à côté tant qu’on y est ?), psys, psys morts, lumière aveuglante : soupe analytique indistincte et incompréhensible.

Frustration. La solution est juste au bout de l’esprit, elle s’échappe dès qu’on essaie de la mettre en mot. Rien ne vient. C’est agaçant. Intellectuellement parlant, je déteste quand un problème me résiste. Que faire de tout ça ? Que faire de ces cadavres, de ma joie de les voir engloutis dans la lumière ?

Je suis rattrapé. Voilà ce qui se passe. Suis lamentablement rattrapé. J’ai pas couru assez vite, apparemment. J’ai si longtemps fui tout ça, tout ce monde-là, me suis tant gavé l’esprit et le corps de plaisirs et de beautés… Je pensais l’avoir semé, le vilain spectre.

Et non. Il s’est juste un peu écarté. Fondu au décor. Il m’a laissé un peu tranquille et je m’en suis accommodé. C’est un équilibre comme un autre, non ? Après tout, faut bien vivre.

Mais elle attendait son heure, voilà tout. Mon rêve l’a fait sortir de l’ombre. Le spectre s’avance, muet, sur le devant de la scène. C’en est fait de mon équilibre, si précaire si illusoire soit-il.



Dernier ajout : 24 avril. | SPIP

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