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Samedi 13 juin

13 juin 2020

Et puis on s’habitua — Chapitre 5

Entre les quatre murs aveugles, on se gava de mots, d’images et de sons. Il y avait de quoi faire.
Dans les premiers temps, l’enseignement obligatoire à distance orientait les jeunes vers les grands chefs-d’œuvre — et les parents, dans leur ennui, suivaient leurs rejetons en bêlant, (re)découvrant ainsi classiques et références, qu’on avait à présent le temps de voir et revoir jusqu’à plus soif. Ce n’était qu’émerveillement après émerveillement, choc esthétique après choc esthétique, on en voulait toujours plus, à toute heure du jour et de la nuit. On restait hypnotisés face à tant de beauté et de puissance expressive, on en oubliait que mieux le monde extérieur et la rage rentrée qui brulait encore tout au fond, encore nourrie justement par toutes ces grandes œuvres qui puisaient dans cette rage millénaire l’essence de leur expression.
On s’étonna d’ailleurs que, passé un vertigineux pic de consommation dans les premières semaines et les premiers mois, la pornographie sombra aux oubliettes : l’enfermement appauvrissait progressivement les appétits sexuels immédiats. L’érotisme des chefs-d’œuvre suffisait : après tout, on avait le temps de faire naitre et déployer ses fantasmes. Inutile de rechercher une satisfaction trop immédiate.
Pourtant, la largesse des visions proposées par les grands artistes d’hier s’avéra bientôt excessivement roborative pour ces esprits enfermés. Les cerveaux s’amollissaient autant que les muscles inutilisés. On étancha alors sa soif avec diverses médiocrités télévisuelles.
Au bout d’un moment, on ne prêta plus attention à tous ces écrans crachant imperturbablement leurs images indistinctes. Ç’aurait pu être un blanc fixe ou une mire, que ça n’aurait pas fait grande différence, mais on n’aurait pour autant pas songé un instant les éteindre. C’était une présence, un lien. Un cordon ombilical avec un passé nourricier et néanmoins oublié — à l’instar de cet air que l’on respirait sans songer à ce qu’il contenait réellement et à quoi il pouvait bien servir.
Les jours ressemblaient aux jours. Les intelligences artificielles, en charge de la subsistance des populations, tentèrent bien de varier l’ordinaire, mais constata, comme pour ses essais avortés de reproduction pour pérenniser l’espèce, l’inanité de ses recherches. Elles ne perdirent pas pour autant espoir : comment une espèce aussi riche que celle-ci, qui avait pu leur donner naissance, pouvait-elle se complaire dans une telle indifférence ?
À moins que…



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