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Gare

11 juillet 2009

L’angoisse que dégage son attente aurait enduit n’importe qui d’erreurs. Nervosité des cent pas, impossibilité de rester en place — même quand elle a enfin trouvé un lieu plus confortable où poser son impatience —, elle se hausse sur la pointe des pieds, dans l’espoir d’apercevoir la première le petit nez du train au bout du quai, lumineux, loin, là bas. Ses yeux sautent de place en place, frénétiques, comme une puce sauteuse. Elle se tord les pieds, fait reposer tout son poids sur l’extérieur de la pointe, mord sa lèvre inférieure, fourre d’autorité ses mains dans ses poches, dans un geste mâle de prédateur, jette un coup d’œil à la ronde, peu amène, voire menaçante. Enfin le train tant attendu s’amène, glisse le long du quai avec la grâce d’une mer calme, s’immobilise dans un discret sifflement de frein. Sa nervosité a grimpé d’un cran, elle saute presque. Je l’imagine déjà courant à une rencontre certaine, anticipant le baiser, l’empêchant de venir trop hollywoodien. Le train déverse, vomit, ses centaines de passagers. L’autre n’arrive pas.

Ah ! si je pouvais me soucier moins des antécédents et du postérieur ! Considérer exclusivement l’instant sous mes yeux — mettre des œillères sur le temps. Ma vie, bien heureusement, me perd souvent dans des gares (ou une gare ? Cela signifierait-il qu’elles sont interchangeables ? — lieux constamment animés, plus vivants qu’aucun autre (sauf peut-être une cour de récréation) et pourtant, que personne ne vit, âme permanente, indifférente à tous ceux qui y passent et qu’elle dépasse). L’attente, aussi oisive soit-elle, est parfois enrichissante puisqu’elle me permet cette contraction de l’action.

L’ignorance dans laquelle je suis de ces vies anonymes qui s’agitent autour de moi — et que je ne peux deviner que par extrapolation vestimentaire (ah si seulement la vie était aussi simple que de juger sur les apparences !) — m’inflige comme un pensum l’exclusion : réduire l’existence à cet instant.

Il y a cet aveugle, qui devient mon ami deux minutes durant, alors que je l’aide à prendre son train pour Douai. Ce petit bébé qui explose de rire et de joie quand je lui fais les gros yeux (ah ! qu’ils sont bon public, ça fait toujours plaisir) — et lui n’a rien d’autre, en effet, que ce sourire, sa vie s’y réduit. Ces gens qui tapotent soucieux sur leurs téléphones — qu’importe ce qu’ils tapotent, sans doute rien, mais leur sérieux seul suffit à ma peine. Ces vies se nouent et se dénouent de seconde en seconde — et, comble du merveilleux, elles n’existeront plus pour moi dans dix minutes.

Une autre demoiselle, qui attendait plus calmement et s’était avancée sur le quai à l’arrivée du train, passe à côté, échangeant, sans doute, les banalités d’usage avec l’amie qu’elle est venue chercher. L’autre est au paroxysme de la nervosité. On dirait un chaton qui joue avec une pelote de laine. Son corps se tend, ses jambes élastiques prennent des départs avortés.

Ça fait bien sept bonnes minutes à présent. Le flot se disperse dans la foule des voyageurs en attente — ils sont arrivés, un peu fatigués — la foule en partance et la foule en provenance échange à peine un regard plein de mépris.

Enfin arrive un jeune type — grosse valise, sac à dos, T-Shirt, déjà en vacances —. Elle se précipite à sa rencontre, je m’apprête à assister au baiser saliveux et passionné, elle détourne le visage, présente sa joue à la bouche qui l’espère.

Elle lui dit deux mots. Ça dure quarante secondes, montre en main. Il ne dit rien. Abasourdi, ses deux bras pendent le long du corps.

Elle se hausse sur la pointe des pieds, lui pique un nouveau baiser sur la joue droite puis tourne les talons.

Et l’autre reste là, visage inexpressif, sa bouche en rond, inutile, sa main inutile sur sa grosse valise inutile. Trente seconde, une minute, les yeux dans le vague — toujours inexpressif. Puis il va au distributeur de billet, change son retour, regarde de la tableau d’affichage, se mêle à la foule en partance.

Quant à moi, je prends doucement la direction du quai no. 13, voiture no. 13, place no. 13. Je souris — impression de bon augure, je vais passer un bon week-end !



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